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Le portrait d'un Noir

12 avril 2014 ... 16 juin 2014



Voir autrement les objets du musée. Dépasser les normes de présentation habituelles. Exploiter les multiples pistes d’interprétation d’une œuvre choisie parmi tant d’autres dans les collections, en décliner tous les aspects ; telle est désormais la voie que s’est tracée le musée Denon.
Sélectionné autant pour son histoire mouvementée que pour sa valeur artistique, le portrait d’un Noir, anciennement attribué à Théodore Géricault, fut vandalisé à coup de cutter par un agresseur cagoulé en 1991.

Fleuron du musée Denon, le portrait d’un Noir est attribué à Géricault par la critique d’art jusque dans les années 80, et au musée jusqu’en 2000.
Ce portrait est entré dans les collections du musée lors de l’acquisition par la Ville de Chalon-sur-Saône de la collection de Jacques-François Carbillet, premier professeur de l’école de dessin. Désigné dans l’inventaire après décès comme “Tête de nègre”, il est attribué plus tardà Géricault par Jules Chevrier, fondateur du musée. S’ensuit alors une fortune critique plutôt élogieuse pour le tableau, particulièrement dans les guides touristiques, qui ne manquent pas de le signaler comme une curiosité du musée en raison de son attribution prestigieuse.
Vandalisé en 1991, pour son attribution selon certains, pour son iconographie selon d’autres, ce portrait intrigue par saqualité, sa présence et sa signification. Le fait divers le transforme en icônelocale. Son attribution est ensuite remise en doute car aucun document n’éclairela provenance de l’œuvre avant son entrée dans la collection Carbillet et sonanalyse iconographique est controversée.
Par l’aura que lui confère justement toutes les hypothèses historiographiques et l’acte iconoclaste, le portrait d’un Noir devient aussi l’emblème de l’émergence d’une conscience noire, depuis l’abolition de l’esclavage jusqu’à l’élection de Barack Obama.
Cette histoire complexe de l’œuvre et de ses symbolespasse avant tout par le regard ; regard de l’historien d’art qui projette l’intentionpolitique sur la qualité picturale, regard de l’agresseur qui prête vie aumodèle du peintre, regard contemporain qui se penche sur des siècles dedomination et de fascination pour une population asservie, exhibée puisdiscriminée par l’Occident.
Pour voir ce tableau et surtout pour amener lespectateur à le voir autrement, de multiples enquêtes ont été menées par lemusée pour cette exposition :
> une investigation de la matière picturale par l’imagerie numérique, afin de percevoir le geste, la profondeur, l’épaisseur, la singularité de la technique du peintre.
> des recherches pour retracer l’histoire et l’attribution du tableau.
> la reconstitution de l’agression et de ses conséquences sur l’œuvre.
> des réflexions sur le vandalisme de l’art : le passage à l’acte sacrilège, l’iconoclasme raciste, l’intériorisation du regard dominant sur la différence de l’autre, la couleur de sa peau.
> une étude des moments clés de la colonisation : l’invention du sauvage, la fabrication de l’indigène, la théorie des races.
> des vidéos, des ateliers pratiques permettront au public de s’approprier pleinement ces différentes recherches.

Pour rendre compte des multiples mises en abyme possibles entre le regardeur et le regardé, la présentation de quelques œuvres et objets emblématiques de l’intériorisation d’une vision qui se décrète dominante s’est avérée nécessaire. Théodore Géricault est longtemps considéré comme l’auteur de nombreuses représentations de noirs à partir de l’exposition du Radeau de la Méduse au Salon de 1819 où il place trois figures d’hommes noirs. Œuvre hostile à la restauration et aux émigrés, la scène de naufrage dénonce aussi l’esclavage.
Car l’abolition de l’esclavage, proclamée ensuite parla seconde République de 1848, a en réalité conditionnée la colonisation et sa mise en image. En effet, le Second Empire, affirme un pouvoir unique et fort pour les colons et s’engage dans l’espace outre-mer, la citoyenneté des nouveaux affranchis étant ainsi de courte durée. L’invention scientifique du sauvage,suite à la parution de l’origine des espèces de Charles Darwin (1859), repose sur l’étude comparative des “peuples de couleur” avec les blancs. L’anthropologie raciale accompagne le processus de colonisation et les pratiques sur le terrain. La plus tardive mission Marchand (1896-1898), outre les faits militaires réalisés par la “Force Noire” qui marquent durablement les esprits,est exemplaire à cet égard : une énorme documentation photographique et ethnographique est élaborée pendant cette traversée de l’Afrique, d’Ouest en Est. La classification et la hiérarchisation des races se diffusent dans l’opinion publique. Le cerveau des noirs, plus petit expliquerait leur faible intelligence. Les pratiques de moulage des têtes et les conclusions scientifiques qui en découlent, directement héritées de la phrénologie du 1er Empire,pratiquées sur des crânes de criminels, participent de la démonstration. Mais c’est à l’occasion des expositions universelles et coloniales que les analyses se précisent et que le sauvage exhibé apporte la preuve de la mission civilisatrice, inspirée des lumières, de l’entreprise coloniale. La “sauvagerie” fascine et la nudité passe de l’espace pictural à la réalité. De l’exposition au spectacle puis à la publicité, les personnages noirs sont à la mode, objets de tous les fantasmes.
Exploitant tous les ressorts de cet imaginaire dual dans ses spectacles de cabaret, Joséphine Baker, marque le tournant des années trente, où émerge la représentation des élites intellectuelles, politiques,artistiques et sportives antillaises, africaines et afro-américaines, plus librement que dans l’Amérique longtemps ségrégationniste. La vision de l’art primitif, confinée à la révélation de “l’âme nègre” par les différentes missions religieuses occidentale au XIXe siècle, bascule également vers son esthétisation grâce aux artistes avant-gardistes européens, aux collectionneurs età l’ethnographie moderne.
Reste l’image isolée, signifiante de l’étroitesse desregards et de la cruciale interrogation sur l’homme représenté qui demeure unhomme noir, symbole d’une amnésie historique et d’un peuple qui renaît à sapropre identité, en regard d’une bien tardive reconnaissance de l’esclavagecomme crime contre l’humanité (2001).